Alors que la France est confinée depuis déjà six semaines, la population suédoise continue à se déplacer à son gré. Les crèches et les écoles sont ouvertes, les salariés vont au bureau et tout le monde se retrouve dans les bars pour boire un verre en fin de journée. Cela signifie-t-il que le coronavirus n’a jamais franchi les frontières du pays ? Que nenni ! Simplement, le gouvernement a, dès le départ, adopté la stratégie de l’immunité collective.
Cette théorie repose sur l’idée que si au moins 60 % de la population a contracté le virus, l’épidémie va finir par s’enrayer d’elle-même. Et selon la Folkhälsomyndigheten, l’agence de santé suédoise, le pays scandinave serait très proche d’y parvenir. Selon une modélisation réalisée par l’universitaire Tom Britton, elle estime que le pic de l’épidémie est déjà passé, et que jusqu’à la moitié de la capitale sera infectée début mai. Mais faut-il pour autant crier victoire ? Pas si vite…
Erreurs, retard dans les chiffres… les autorités sanitaires suédoises manquent de clarté
L’étude en elle-même est, d’une part, très controversée par la communauté scientifique. “Scientifiquement parlant, un modèle est mis au point pour prédire. Et donc pour expliquer ce qui pourrait se passer dans le futur. Or, les autorités sanitaires suédoises se sont basées sur un modèle pour expliquer ce qui s'est déjà passé, ça n’a aucun sens !”, déplore Anya*, doctorante en biologie expatriée en Suède.
“Pire encore, pendant la conférence de presse, des journalistes ont pointé des erreurs dans le modèle. Les portes-paroles des autorités sanitaires se sont alors justifiés en expliquant que c’était une faute dans le PowerPoint. Or, la même erreur a été pointée dans toute la modélisation. Celle-ci devait finalement être corrigée dans la nuit, mais dans les jours qui ont suivi, plus rien n’a été communiqué à ce sujet”, regrette la scientifique qui, au quotidien, travaille sur des moustiques qui véhiculent le virus de la dengue.
Rappelons également qu’à ce jour, rien ne prouve que l’immunité collective puisse un jour être atteinte… Puisque nous ignorons encore si un individu contaminé par le Covid-19 est bel est bien immunisé contre le virus ni, s’il l’est, pour combien de temps. “Il n'y a actuellement aucune preuve que les personnes qui se sont rétablies du Covid-19 et qui ont des anticorps sont protégées contre une deuxième infection”, a d’ailleurs indiqué l’OMS vendredi 24 avril.
Nombre de cas et de décès : les chiffres annoncés ne sont pas à jour
Par ailleurs, une enquête de Swedish Radio News révèle que les autorités sanitaires suédoises auraient sous-estimé le nombre quotidien de victimes du Covid-19 dans le pays. Anders Tegnell, l’épidémiologiste en chef de la Folkhälsomyndigheten, reconnaît lui-même que les chiffres rapportés lors du point presse quotidien sont quelque peu dépassés.
En effet, de nombreux décès ne sont pas signalés immédiatement, et des délais allant de quelques jours à plusieurs semaines ont été observés avant qu’ils soient effectivement pris en compte dans les statistiques. C’est ce retard - normal d’après l’épidémiologiste, beaucoup moins selon la communauté scientifique suédoise - qui aurait abouti à un bilan des victimes largement sous-estimé.
Une distanciation sociale pas vraiment respectée
À ce jour, les Suédois n’ont encore aucune obligation de rester confinés chez eux. Les frontières sont ouvertes, au même titre que les salles de sport, restaurants, bars ou salles de cinéma. Le gouvernement n’a pris aucune mesure coercitive, mais énonce simplement quelques vagues recommandations : se laver fréquemment les mains, privilégier le télétravail pour ceux qui le peuvent, respecter la distanciation sociale et s’auto-confiner lorsqu’on présente des signes potentiels du Covid-19. Quant aux rassemblements de plus de 50 personnes, ils ne sont interdits que depuis le 29 mars dernier.
Régulièrement, l’administration suédoise vante le respect des mesures de distanciation sociale dans le pays. Mais la réalité constatée par la population est toute autre. “Dès que tu te balades en ville, tu vois bien que c’est faux : il suffit de compter le nombre de personnes assises en terrasse ou dans des cafés”, explique Anya.
“Le gouvernement compte sur la bonne volonté des gens, il n’y a aucune réglementation”
“On nous conseille aussi de rester chez nous au moindre symptôme, mais j’ai pris le bus un nombre incalculable de fois à côté de personnes qui toussaient à en cracher leurs poumons. Et personne ne réagissait”, ajoute la scientifique. “Le gouvernement compte sur la bonne volonté des gens, il n’y a aucune réglementation”.
Et lorsque la jeune femme présente elle-même des symptômes caractéristiques du Covid-19, son supérieur insiste pour qu’elle vienne quand même travailler. À force d’argumentation, elle réussit finalement à obtenir quelques jours de télétravail.
“Notre laboratoire travaille sur les vecteurs de transmission des virus, donc on est quand même au courant des risques. Cela n’a pourtant pas empêché mon patron de faire venir une nouvelle recrue du Brésil, et d’imposer à une collègue de rentrer d’Allemagne où elle était confinée avec sa famille. Sans aucune mise en quarantaine préalable”. Lorsque l’expatriée évoque les risques à son supérieur, il lui rétorque qu’il ne fait que suivre les recommandations du gouvernement.
Non-confinement : une justification parfois discutable
Pour justifier l’absence de confinement, le gouvernement suédois invoque plusieurs arguments, plus ou moins convaincants. Le premier étant de ne pas vouloir mettre en danger l’économie du pays, en obligeant les commerces à fermer. Un propos qui a le mérite d’être honnête, mais qui n’en est pas moins discutable d’un point de vue éthique.
Le pays aurait également fait le choix de ne pas confiner sa population, dans le but de vouloir préserver sa santé mentale. Des études ont, en effet, montré que l’isolement social pouvait avoir des conséquences psychologiques dramatiques.
Distanciation sociale : une prédisposition génétique des Suédois ?
Là où le bât blesse, c’est lorsque l’ex-Premier ministre Carl Bildt avance que les Suédois ont “une disposition génétique à la distanciation sociale”. Pas besoin de contrainte donc, la population aurait le respect de cette règle directement ancrée dans le sang. Dans cette même interview accordée à CNN, il ajoute également : "Nous ne sommes pas une société tellement dense, en termes de contacts sociaux, même dans des circonstances normales”.
“La semaine dernière, les autorités sanitaires ont expliqué lors d’une conférence de presse, que la majorité des cas de coronavirus en Suède étaient imputables aux étrangers vivant dans le pays, parce qu’ils ne comprenaient pas bien les recommandations, à cause de la barrière de la langue”, ajoute la biologiste Anya. “Des jeunes ont donc été envoyés dans les banlieues afin de distribuer des flyers en anglais et en arabe. Mais il suffit de sortir dans la rue pour constater que les Suédois ne suivent pas non plus lesdites recommandations”.
Les seniors payent-ils le prix de cette stratégie ?
À l’heure où nous écrivons ces lignes, la Suède enregistre 2 274 morts du Covid-19, pour une population de 10,23 millions d’habitants. Un tiers de ces décès a lieu dans des établissements de soins pour personnes âgées.
“Nous observons un nombre croissant de cas dans les maisons de retraite. Or, comme nous le savons tous, les seniors représentent la partie la plus vulnérable de la population. C’est aussi là que la mortalité est la plus développée, et cela est regrettable”, a récemment déclaré l’épidémiologiste Anders Tegnell.
Il semble pourtant que la stratégie prônée par l’agence de santé suédoise ne soit pas étrangère à ce triste constat. Les visites des familles n’ont été interdites que tardivement dans les maisons de retraite, et aucune recommandation officielle n’encourage le port d’un masque pour les soignants, ni une désinfection plus fréquente des lieux de passage.
Le port du masque n’est pas recommandé dans les maisons de retraite
Pour garder le contact avec sa mère, résidente d’une maison de retraite de la ville d’Uppsala, Magnus Bondesson communique régulièrement par Skype avec elle - un dispositif mis en place par l’établissement, pour maintenir un lien avec les familles. En discutant ainsi avec sa mère, le développeur suédois aperçoit deux employés, ne portant ni masque, ni gants.
“Lorsque je l’ai rappelée, quelques jours plus tard, j'ai interrogé la personne qui l'aidait, lui demandant pourquoi elle n’utilisait pas de masque de protection. Elle m’a répondu qu’elle ne faisait que suivre les directives…”, rapporte-t-il à nos confrères de The Guardian.
La virologue Lena Einhorn soulève ce qu’elle considère comme l’un des plus gros problèmes de la stratégie suédoise : le fait qu’elle ne reconnaisse pas que les personnes asymptomatiques jouent un rôle important dans la propagation du virus. C’est pourquoi les autorités sanitaires ne conseillent le port du masque aux soignants que si l’un des résidents de la maison de retraite présente des symptômes visibles du Covid-19.
Une pénurie de matériel de protection dans les Ehpad
Et lorsque le personnel soignant veut prendre les devants, et utiliser des mesures de protection plus strictes, il n’en a pas toujours les moyens. "Là où je travaille, nous n'avons pas de masque du tout, et nous travaillons avec les personnes les plus vulnérables de toutes”, explique un soignant qui a souhaité rester anonyme. “Nous n'avons pas de désinfectant pour les mains, seulement du savon”.
Sonja Aspinen, une infirmière de l’hôpital de Nynäshamn, au sud de Stockholm, s’est principalement occupée de personnes âgées contaminées au coronavirus, au cours des dernières semaines. Elle confie à Euronews :
“Je pense que le personnel a causé de nombreuses infections, en particulier dans les maisons de retraite. [...] Je pense que le virus a d’abord été ramené de l’extérieur, peut-être par des proches, et que la protection des personnes âgées dans ces établissements a échoué”.
Depuis de nombreuses semaines, le personnel des Ehpad et maisons de retraite en Suède se plaint, justement, de ne pas avoir suffisamment d’équipements de protection, et de ne pas avoir été testé. “Il n’y a pas eu de volonté de nous tester systématiquement, en tout cas, pas dans les endroits où j’ai travaillé”, souligne l’infirmière. “Même ceux qui présentaient des symptômes, n’ont pas été testés”.
*Le prénom a été modifié.
Merci à Anya, doctorante en biologie Française, expatriée en Suède.
"Immunity passports" in the context of COVID-19, OMS, 24 avril 2020.
Public health agency underestimated daily number of corona deaths, Radio Sweden, 24 avril 2020.
Anger in Sweden as elderly pay price for coronavirus strategy, The Guardian, 19 avril 2020.
Sweden's coronavirus strategy: Is the older generation paying the price?, Euronews, 27 avril 2020.
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