- 1 - Exprimer ses souffrances, inacceptable dans "une société qui encourage à sourire de tout, y compris du cancer"
- 2 - Le personnel soignant, pris en étau entre humanité des soins et rentabilité
- 3 - Les proches, les "grands oubliés dans le suivi des personnes malades"
- 4 - Cancer : parler pour que le tabou soit brisé
Pendant une vingtaine d’années, Valérie Sugg, psycho-oncologue, a arpenté les couloirs d’un service de radiothérapie remplis de patients qui attendaient leur traitement, dans un état physique proche de la détresse, au même titre que leur état psychologique. Car outre les souffrances du corps, celles de l’esprit sont bien présentes mais souvent tues. C’est d’ailleurs ce qui l’a poussée à écrire "Cancer : l’accompagnement", paru en octobre 2018 aux éditions Kawa : "J’ai entendu et accompagné à peu près 17 000 personnes, explique-t-elle à Medisite. On me disait souvent : "J’aimerais bien que l’on puisse dire ceci, j’aimerais bien que les gens comprennent cela, qu’ils le sachent et qu’ils l’entendent, j’aimerais pouvoir faire passer tel message" ". Sous forme de recueil de témoignages bouleversants, elle laisse la parole aux patients, afin de tenter de mettre fin au tabou autour de cette maladie.
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Si le cancer est un vrai problème de santé publique du fait de sa fréquence (400 000 nouveaux cas chaque année en France), il inquiète parce qu'il est encore souvent associé à la mort. Une réalité en soi, puisqu’il entraîne 150 000 décès chaque année. Mais la société ne semble pas prête à l’assimiler : "Ce qui contribue au tabou du cancer, c’est le fait que ce soit une maladie potentiellement mortelle, assure Valérie Sugg. Dans cette société qui rêve d’immortalité, le fait de rappeler que, oui, on peut mourir, c’est quelque chose d’insupportable. Oser exprimer ses souffrances, ses angoisses de mort, devient tabou. Du coup, on n’en parle plus."
Conséquence : une double peine pour les patients, qui doivent subir la maladie mais également leurs émotions, sans parfois oser les exprimer. "Ils viennent s’effondrer dans mon bureau car ils ont l’impression que c’est peut-être le seul lieu où l’on accepte qu’ils puissent exprimer le fait que c’est difficile", explique la psychologue. Un véritable "sas de décompression" pour eux comme elle aime le rappeler dans son ouvrage, puisque les patients, qui ne relâchent jamais vraiment la pression, taisent souvent leurs inquiétudes auprès de leurs proches ou des soignants qui les encouragent à ne pas craquer : "On leur dit encore souvent que pour vaincre le cancer il faut être fort, combatif, ultra positif. Mais on ne fait que tricher par rapport à soi-même car c’est normal d’être triste et de trouver ça difficile quand on traverse une telle épreuve. Il faut absolument que notre société accepte d’entendre que les gens puissent exprimer ces choses difficiles."
Le personnel soignant, pris en étau entre humanité des soins et rentabilité
Un tabou encouragé aussi parfois par des soignants qui croient que donner moins d'informations aux patients les protège des angoisses. En arrivant dans ce service en 1999, Valérie Sugg a immédiatement tenu à lutter contre ces non-dits, notamment autour du mot "cancer", au risque de se mettre du monde à dos : "C’était l’époque où l’on ne parlait pas encore de cancer, mais plutôt de "nodule, polype, masse, grosseur", raconte-t-elle. [Les médecins affirmaient] que ce mot cancer faisait trop peur et qu’il fallait éviter de le prononcer pour protéger les malades." D’ailleurs, ces croyances perdurent, puisqu’une étude publiée en 2015 par le site d’information médicale Medscape affirme que 43% des médecins français "estiment qu’il faut savoir relativiser les risques associés à un traitement ou à une intervention pour obtenir l’adhésion d’un patient".
Une attitude que la psychologue déplore et qui révélerait selon elle une certaine hypocrisie : "En ne disant pas la vérité aux patients, c’est toujours la même chose : on évite que la personne malade puisse s’effondrer ou être envahie d’émotions et d’avoir à le subir. Parfois, les soignants, par peur d’être envahis par l’émotion des patients, préfèrent appeler les psychologues comme des pompiers qui viendraient éteindre des larmes. Alors que l’on est là pour les laisser s’évacuer si elles ont besoin d’émerger." Un manque de formation sur l’abord psychologique du cancer que les facultés de médecine auraient tout intérêt à développer selon elle.
Sans oublier le surmenage : un sondage réalisé par Odoxa en 2018 révèle que "9 soignants sur 10 ont le sentiment que leur charge de travail s’intensifie encore", ce qui a de véritables répercussions sur la qualité du suivi des patients. "On demande de plus en plus de rentabilité à tous les soignants, s’indigne Valérie Sugg, d’aller de plus en plus vite. Au final, le relationnel est en train d’être banni, ce qui est une catastrophe."
Les proches, les "grands oubliés dans le suivi des personnes malades"
L’annonce d’un cancer n’impacte pas seulement la vie de la personne malade mais également celle de tout son entourage, chose que l’on a tendance à oublier : "Psychologiquement, les proches ne sont pas souvent entendus, explique Valérie Sugg, parce que l’on estime qu’il faut s’occuper de la personne malade qui est effectivement la priorité, mais il y a quand même une souffrance chez les proches !"
Un manque d’écoute qui traduit la négligence qu’ils subissent, les laissant en proie aux doutes et à la peur : "En consultation, les proches sont carrément invisibles. En revanche, quand le patient retourne chez lui, ils deviennent tout d’un coup les personnes privilégiées avec qui les soignants communiquent mais en les mettant dans une situation impossible. Ils souffrent du vécu d’impuissance, de ne pas savoir comment aider, comment soutenir." Autant de questionnements qui auraient pourtant tout intérêt à ce que l’on y réponde pour faciliter leur quotidien mais également celui du patient. "Je crois qu’ils ont effectivement énormément besoin que l’on soit là pour eux", explique la psychologue.
Cancer : parler pour que le tabou soit brisé
Pour vivre au mieux la "souffrance", la "solitude" et le sentiment "d’impuissance" partagés aussi bien par les patients que par le personnel et les proches, une seule solution selon Valérie Sugg : la communication, verbale ou non. "Les gens crèvent de solitude, lance-t-elle, de manque d’expression de ce qu’ils ressentent et du manque d’écoute. Pourtant, il ne faut parfois pas grand-chose pour soutenir quelqu’un", comme une main tendue à un patient terrorisé par son cancer de l’œsophage mais qui a su voir en ce simple geste venant de la psychologue une aide incommensurable, comme elle l’explique dans son livre.
Parler donc, et aussi écouter "en étant plus ouvert, explique-t-elle. Arrêter de dire aux personnes qu’il faut qu’elles soient comme ceci, qu’elles agissent ou fassent comme cela. Chacun fait comme il peut avec ses moyens. C’est aussi le message de mon livre : que chacun puisse y trouver quelques outils pour pouvoir peut-être aider un proche, un patient…"
Ce dialogue est également nécessaire pour sensibiliser la population au cancer, car "plus on parlera de la maladie, plus on l’expliquera, mieux ce sera, pense Valérie Sugg. Et pas seulement pendant Octobre Rose. Il faut en parler toute l’année, en osant aborder le sujet de façon claire, sur tous les types de cancer."
Remerciements à Valérie Sugg, psycho-oncologue et auteur de livre "Cancer : l'accompagnement", 2018, Editions Kawa.
"Cancers : les chiffres clés". Institut national du cancer. Mis à jour le 16 janvier 2018.
"Sondage : les médecins français et l’éthique médicale". Medscape. 17 avril 2015.
"L’importance du temps dans la relation patients-soignants". Odoxa. 18 juin 2018.
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