Certains l’attendent avec impatience, d’autres le redoutent… Le déconfinement de la France va débuter dans une poignée de jour. Toutefois, la stratégie adoptée par le gouvernement est largement remise en question par les épidémiologistes. Selon plusieurs modélisations, ces derniers redoutent un rebond de l’épidémie de Covid-19, lié notamment à la réouverture des écoles et à l’absence de mesures suffisantes pour protéger les personnes vulnérables.
87 100 décès estimés par l’APHP entre mai et décembre, avec les mesures actuelles
Une étude menée conjointement par l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) et de la société d’analyses Public Health Expertise, et pré-publiée le 6 mai 2020 sur medRxiv (sans avoir, pour l’instant, fait l’objet d’une relecture par des pairs), estime que les mesures de mise en quarantaine, de distanciation sociale et de port du masque ne suffiront pas à empêcher une deuxième vague de l’épidémie. Au risque de saturer de nouveau les hôpitaux et d’aboutir sur un retour du confinement.
“Nous avons utilisé une micro-simulation de l’épidémie de Covid-19 en France, selon un modèle stochastique”, écrivent les chercheurs. Ces derniers ont examiné l’impact d’un retour au travail et à l’école d’une majorité de Français après le 11 mai, en tenant compte des mesures prévues par le gouvernement (distanciation sociale, port du masque obligatoire dans certains lieux, mise en quarantaine des personnes infectées et dépistage de leurs proches) sur le nombre de cas, de décès et l’occupation des lits en unités de soins intensifs.
Dans un second scénario, ils ont observé les différences possibles en ajoutant à ces mesures une protection renforcée des personnes vulnérables, plus susceptibles de développer une forme grave de Covid-19. Cette deuxième modélisation montre des résultats bien plus favorables, avec le maintien d’un nombre de lits suffisants en soins intensifs pour éviter un deuxième confinement. Or, à ce jour, les personnes âgées et les malades chroniques n’ont aucune obligation de rester confinés après le 11 mai ; cela leur est seulement recommandé.
Mieux protéger les personnes vulnérables limiterait largement la mortalité
Pour rentrer plus avant dans les détails, le modèle de l’APHP reproduit la circulation du virus SARS-CoV-2 dans une population fictive de 500 000 individus. Pour observer leur impact, les experts ont la possibilité d’ajuster de nombreux paramètres.
Malgré un effet bénéfique indiscutable du port du masque et de la distanciation physique, qui pourraient réduire de 75 % le risque de contamination, ces deux mesures ne semblent pas suffisantes pour enrayer la saturation des hôpitaux. En effet, le nombre de cas graves risque de rester très important, à tel point que les services de réanimation seraient débordés dès la fin du mois de juillet. Ce qui aboutirait sans nul doute à un nouveau confinement.
Dans leur second scénario, les auteurs de l’étude ont ajouté des mesures complémentaires pour protéger les personnes âgées de plus de 65 ans ou présentant des comorbidités. Cette population serait encouragée à limiter au strict minimum ses contacts et ses sorties pendant au moins 38 semaines supplémentaires (durée estimée de l’épidémie par les chercheurs), sans pour autant rester totalement confinée.
Résultat : ajouter ce simple critère permettrait de réduire la mortalité de 62 %, par rapport à la seule adoption du port du masque et de la distanciation sociale, et de 82 % par rapport à l’absence totale de mesures de protection. Autrement dit, la mortalité estimée, si toute la population portait un masque et respectait un mètre de distance entre les individus, serait de 87 100 décès entre mai et décembre. Si, en plus, les personnes vulnérables étaient davantage protégées, le nombre de décès descendrait à 33 500.
Ces 3 mesures devraient être suivies par tous, jusqu’à la fin de l’année
En outre, la combinaison de ces trois mesures préviendrait également la saturation des services de réanimation. Les auteurs de l’étude soulignent néanmoins que cela ne pourra fonctionner qu’à la seule condition que ces mesures barrières soient appliquées sur une période suffisamment longue par la plupart des gens. Si une seule d’entre eux était interrompue au bout de 4 mois seulement, la courbe des décès et des hospitalisations repartirait à la hausse. Or, nous ne sommes pas à l’abri d’un relâchement des Français d’ici quelques semaines.
Rouvrir toutes les classes en juin submergerait les hôpitaux
Une autre modélisation, réalisée par des chercheurs de l’Inserm et de la Sorbonne, s’est penchée sur l’impact du retour à l’école des enfants et des adolescents sur la circulation du virus en Ile-de-France - l’une des régions les plus touchées par l’épidémie de Covid-19.
Bien que des études aient montré que les jeunes enfants contribuent moins à la transmission du virus que les adultes, la réouverture des écoles aura tout de même un impact non-négligeable sur l’épidémie. Les chercheurs ont donc imaginé plusieurs scénarios, en mesurant leur impact potentiel sur l’occupation des lits dans les hôpitaux.
Rouvrir toutes les écoles : envisageable seulement en limitant les effectifs
La décision actuelle du gouvernement, qui consiste à rouvrir uniquement les écoles maternelles et primaires à partir du 11 mai, permet de limiter le taux d’occupation des services de réanimation à 72 % de leur capacité - qui est de 1 500 lits dans la région. À condition que les collèges et les lycées ne rouvrent pas avant l’été, ou au moins un mois plus tard et de façon très progressive.
En revanche, la pleine fréquentation des collèges et lycées par les adolescents à partir de juin aboutirait à une saturation rapide des unités de soins intensifs, qui atteindraient avec un taux d’occupation de 138 %.
Quant à une réouverture simultanée de toutes les écoles le 11 mai (qui n’est, heureusement, pas envisagée par le gouvernement), elle entraînerait probablement une deuxième vague similaire à celle dont nous sortons à peine, sauf si la fréquentation maximale des établissements était limitée à 50 % de leurs effectifs.
Les 3 conditions pour éviter une deuxième vague, selon la chercheuse Vittoria Colizza
Interrogée par Le Monde sur les possibles incidences des mesures actuellement actées en France pour le déconfinement, Vittoria Colizza, co-auteure de l’étude et directrice de recherches à l’Inserm, explique que plusieurs conditions sont requises pour contrôler l’épidémie.
Tout d’abord, le maintien de la distanciation sociale. “Cela suppose que 50 % des gens restent chez eux – soit que leur activité professionnelle n’ait pas repris, soit qu’ils pratiquent le télétravail –, que les personnes âgées aient réduit de 75 % leurs contacts, et qu’il y ait une réouverture partielle (pas plus de 50 %) de différentes activités et commerces”, rapporte-t-elle à nos confrères.
Le dépistage massif doit détecter 50 % des nouveaux cas pour être efficace
Ensuite, la politique de dépistage massif promise par le Premier ministre doit être réellement appliquée, afin de détecter au plus vite les cas suspects et leurs contacts, pour les placer en quarantaine. Selon l’experte, au moins 50 % des nouvelles infections doivent être détectées pour que cette mesure soit efficace. Dans le cas contraire, “une seconde vague, plus intense que la première” est à redouter, probablement dès la fin du mois de juin.
Dernière condition, selon elle : une réouverture des établissements scolaires conforme à leur modélisation, détaillée précédemment. Autrement dit, les collèges et lycées devraient rester fermés jusqu’aux vacances d’été, ou rouvrir de façon très progressive au mois de juin, avec seulement 25 % des effectifs au départ. Ce chiffre pourrait être revu à la hausse au fil des semaines.
Lockdown exit strategies and risk of a second epidemic peak: a stochastic agent-based model of SARS-CoV-2 epidemic in France, medRxiv, 5 mai 2020.
Expected impact of reopening schools after lockdown on COVID-19 epidemic in Île-de-France, Inserm, 6 mai 2020.
A la veille du déconfinement, des projections épidémiologiques globalement pessimistes, Le Monde, 7 mai 2020.
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