Medisite : Comment avez-vous personnellement été confrontée à la maladie d’Alzheimer ?
Nadine : J’ai été confrontée à la maladie d’Alzheimer quand ma mère a été diagnostiquée en 2001, à 71 ans. Aujourd’hui, ma mère a 88 ans et vit dans une maison de retraite depuis huit ans et demi. Un ou deux ans avant son diagnostic, elle présentait certains signes : elle se perdait dans ses phrases, cherchait ses mots… mais elle ne se perdait pas encore dans l’espace ni dans ses souvenirs. Elle avait souvent des moments d’absence mais on avait alors pensé à des problèmes de dépression, étant donné qu’elle avait perdu deux personnes chères à cette période. Je m’inquiétais pour elle et j’étais donc allée voir son médecin généraliste traitant pour lui demander conseil et pour savoir ce qu’il pensait d’un suivi psychologique. Il m’avait répondu : "Je voudrais quand même lui faire passer un scanner car j’ai peur qu’il y ait d’autres maladies", sans toutefois évoquer la possibilité d’une maladie d’Alzheimer. De son côté, ma mère se rendait compte qu’elle perdait un peu pied mais ayant déjà eu deux cancers du sein, elle pensait davantage à des métastases qui auraient atteint le cerveau.
Medisite : Comment avez-vous accompagné votre mère dans la découverte de ce diagnostic ?
Nadine : Je n’étais pas physiquement présente pour le diagnostic, car je n’habitais pas dans la même région qu’elle. Elle est allée passer un scanner toute seule à l’hôpital, de manière très sereine. Elle est rentrée chez elle ensuite, avec la consigne de revenir quelques temps plus tard pour obtenir ses résultats. Elle y est retournée seule à nouveau, en voiture, et la gériatre lui a alors annoncé de but en blanc qu’elle avait Alzheimer. Cette docteure a demandé mes coordonnées à ma mère et m’a téléphoné dans la foulée pour me déclarer : "Je viens de voir votre mère, elle a une maladie d’Alzheimer." Je suis tombée des nues et j’ai ressenti une grande angoisse. La gériatre a ajouté : "Je viens de le dire à votre mère, mais ne vous inquiétez pas, elle l’oubliera vite." J’ai trouvé ses mots assez violents, et j’ai aussitôt contacté ma mère pour m’inquiéter de son état. Sa réponse a été : "Bon, je ne sais pas trop ce que c’est que cette maladie, mais au moins ce n’est pas un cancer du cerveau, je m’en sortirai, je me battrai." C’était en 2001, je pense qu’on parlait beaucoup moins d’Alzheimer à l’époque.
Medisite : Comment la maladie a-t-elle évolué chez votre mère dans les premières années qui ont suivi le diagnostic, quels changements avez-vous observés ?
Nadine : Suite au diagnostic, ma mère été mise sous Exelon®, un traitement antialzheimer. Elle a eu l’impression que ça allait ralentir les choses et le fait est, son état a été assez stable pendant les deux premières années de traitement. Mais elle a bientôt présenté des difficultés pour parler, pour lire et a changé ses habitudes alimentaires et ses lieux de promenade. Rapidement, elle ne rentrait plus dans les normes sociales : elle ne savait plus comment s’habiller, portait des bermudas en plein hiver, oubliait son chien sur le palier et marchait en plein milieu de la rue. Puis elle a complètement perdu la lecture et l’écriture et son vocabulaire s’est considérablement restreint. Elle utilisait beaucoup d’adverbes mais très peu de noms communs et de noms propres. De même, elle ne reconnaissait plus les personnes qu’elle voyait. Elle disait bonjour à tout le monde en pensant "les avoir bien connus". Les conversations téléphoniques sont devenues très difficiles, il s’agissait plutôt de décryptage que de discussion. À certains moments, elle était très absente puis à d’autres instants, elle était plus lucide et répétait "ma tête est folle, je ne sais pas ce que je vais devenir".
"Un maintien à domicile pendant 8 ans était une performance extraordinaire"
Medisite : Quelles aides a-t-elle reçues pour l’accompagner dans sa vie quotidienne ?
Nadine : Malheureusement je n’étais pas du tout dans le même lieu géographique : ma mère habitait au bord de l’Océan Atlantique et moi en région parisienne. Quand le diagnostic est tombé, je lui ai proposé qu’elle vienne vivre près de moi mais elle a refusé, elle voulait "profiter de la mer et du ciel jusqu’à la fin". Je ne pensais pas que son état se dégraderait autant et si rapidement.
Nous avons alors commencé par mettre en place le passage d’aides ménagères trois fois par semaine. Elle avait rendez-vous chez une kiné tous les deux jours et chez une orthophoniste deux fois par semaine. Au début, c’est elle qui allait les voir puis c’est vite devenu trop compliqué alors ces deux professionnelles de santé se déplaçaient à domicile. Un·e infirmier·ère passait deux fois par jour pour lui administrer ses médicaments sans quoi elle les mélangeait, oubliait ou multipliait les prises. Ensuite, nous avons opté pour un portage des repas à domicile le midi car elle ne mangeait plus que des aliments sucrés - des tablettes de chocolat, des tartes aux fraises, des bananes et des yaourts aux fruits -, elle qui n’avait jamais apprécié le sucre de sa vie !
De mon côté, je l’appelais tous les jours ou tous les deux jours et j’étais présente autant que possible, lors de toutes les vacances scolaires pendant les huit années où ma mère est restée chez elle après le diagnostic. Malheureusement, les personnes qu’elle pensait être ses ami·e·s ont disparu. Ils et elles ont pris peur face à la maladie, à sa difficulté à les reconnaitre et à communiquer, ce qui lui a fait beaucoup de peine car elle s’en rendait très bien compte. Mais elle avait la chance d’être entourée de voisins très bienveillants qui m’alertaient en cas de problème. J’ai, par exemple, plusieurs fois fait l’aller-retour pour la sortir de l’hôpital ou pour la soutenir quand elle s’est égarée et que la police m’a appelée. C’était une période très compliquée mais rester chez elle lui tenait énormément à cœur. J’ai d’ailleurs revu son médecin généraliste cet été qui m’a dit qu’un maintien à domicile pendant huit ans était une performance extraordinaire.
Medisite : Quelles ont été les principales difficultés rencontrées en tant que proche d’une malade d’Alzheimer ?
Nadine : J’ai rencontré beaucoup de difficultés avec les institutions hospitalières qui n’ont jamais compris qu’on ne "l’enferme" pas plus tôt, selon leurs propres mots. Malgré l’accompagnement quotidien dont ma mère bénéficiait, c’était impensable selon elles de la laisser vivre seule. Mais les placements hospitaliers que ces institutions proposaient étaient de véritables mouroirs.
Une autre difficulté a été celle de la conduite. Ma mère voulait continuer à utiliser sa voiture malgré ses absences et à aucun moment son permis ne lui a été retiré. On a été obligé de feinter en disant que la voiture ne fonctionnait plus mais elle voulait tout de même la garder dans son garage : elle allait la voir régulièrement en pensant qu’un jour elle pourrait la reconduire. Ça a été très douloureux, elle a vécu cela comme une privation de liberté.
La gestion de l’argent a également posé problème : dès qu’elle apercevait sa banque, elle pensait que tous les passants allaient lui prendre son argent. Manque de chance, elle pouvait la voir depuis sa fenêtre… Elle allait donc tous les jours retirer de l’argent liquide au guichet, et nous n’avions aucune possibilité de restreindre ses sorties d’argent, à moins d’instaurer une tutelle ou une curatelle ce qui aurait considérablement compliqué son quotidien. D’autant que pendant ses moments de clairvoyance, elle refusait catégoriquement qu’on gère ses affaires, elle avait besoin de régir son argent et voulait s’acheter ce qui lui plaisait. Problème supplémentaire : sa maladie est survenue peu de temps après le passage du Franc à l’Euro, elle n’avait donc plus aucune notion des valeurs. Comme elle était très généreuse et qu’elle faisait preuve d’une grande compassion, elle donnait facilement 50 euros aux sans-abris, aux commerçants et à toutes les personnes qui passaient la voir en pensant que ce n’était qu’un "petit billet".
"Chaque fois que quelqu’un prononçait mon prénom, elle disait qu’elle voulait me tuer"
Medisite : A quel moment et pour quelles raisons votre mère a-t-elle été placée dans un établissement spécialisé ?
Nadine : Depuis maintenant 8 ans et demi, ma mère vit dans une maison de retraite qui possède un secteur fermé sécurisé pour les malades d’Alzheimer. Elle a bénéficié pendant deux ans d’un accès libre au parc fermé puis sa maladie s’est aggravée et elle a perdu cette liberté. Nous l’avons placée dans cet établissement à la suite d’une chute et d’une hospitalisation, huit ans après son diagnostic : un soir de septembre, elle avait chuté sur son balcon et, incapable de se relever, elle avait passé la nuit dehors en petite chemise de nuit. Une voisine l’a aperçue au matin et a donc appelé les pompiers. Elle était en hypothermie et a été hospitalisée immédiatement.
À cette période, l’état de ma mère s’était vraiment dégradé. Elle avait de plus en plus de mal à réaliser tous les gestes de la vie de quotidienne et faisait preuve de moins en moins de lucidité. C’est pourquoi nous avions déjà pris contact avec des maisons de retraite. Nous avons eu de la chance car l’une d’entre elles avait une place disponible au moment de cette hospitalisation et s’est rapidement entendu avec l’hôpital pour organiser le transfert. Il a fallu préparer deux valises de vêtements en deux jours, en cousant des étiquettes avec son nom sur chaque pièce. Puis le trajet s’est effectué en ambulance, en position allongée pour limiter la fatigue et a été remboursé par sa caisse de sécurité sociale. La seule difficulté que nous avons réellement rencontrée a été sa résistance à elle. Je ne l’ai prévenu qu’au dernier moment et elle m’a longtemps tenue responsable de son placement en maison de retraite.
Une fois arrivée, elle a été accueillie par ma sœur. Elle a réagi très violemment et a essayé de se sauver. Elle a seulement accepté la situation quand ma sœur lui a expliqué que c’était son docteur qui était à l’origine de ce placement. Elle n’a plus voulu me voir, et chaque fois que quelqu’un prononçait mon prénom, elle disait qu’elle voulait me tuer. Autre problème, la maison de retraite n’autorisait pas qu’elle garde son chien avec elle, ce qui a été une séparation déchirante. Elle le voyait une fois par semaine chez ma sœur et heureusement le parc de la maison de retraite hébergeait plusieurs chats dont elle a eu le droit de s’occuper pendant un ou deux ans, ce qui l’a beaucoup aidé.
"Elle vit un calvaire tous les jours"
Medisite : Actuellement, dans quel état de santé se trouve votre mère ?
Nadine : Huit ans et demi après ce placement, ma mère est toujours vivante mais elle est dans un très mauvais état. Elle ne peut plus du tout marcher, elle est attachée à son lit la nuit et à son fauteuil roulant le jour. Elle s’est vue retirer son autonomie dès son arrivée puisque les couches étaient imposées alors qu’elle avait toujours fait l’effort d’être propre. Pour éviter toute fausse route, elle reçoit sa nourriture mixée et sa boisson sous forme de gels. Il y a un an et demi, les soignants lui ont arraché toutes ses dents à la suite de problèmes bucco-dentaires. Pour ce qui est de l’évolution de la maladie, elle ne parle plus du tout et ne s’exprime que par des bruits ou des cris. On ne connait pas ses prescriptions médicales, la seule chose que l’on sait est qu’elle reçoit des calmants car sans ces médicaments, elle pousse des cris de terreur nuit et jour. Nous, on essaie de croire qu’elle ne se rend compte de rien.
Lorsqu’elle a appris sa maladie, elle avait exprimé le souhait de mourir si son état se dégradait et m’avait demandé de faire le nécessaire, ce à quoi j’avais répondu que je n’avais malheureusement pas le droit. Aujourd’hui, toujours rien ne peut être fait dans ce sens. C’est très douloureux quand on y pense. Elle avait également demandé à ce qu’on son cerveau soit utilisé pour des recherches scientifiques et j’ai fait les démarches nécessaires auprès de la biobanque GIE Neuro-CEB pour un don post mortem, sans savoir s’ils en auront besoin au moment de son décès. Ce n’est qu’une maigre consolation quand on pense au calvaire qu’elle vit tous les jours.
Medisite : Avec votre expérience, quels conseils donneriez-vous aujourd’hui à une personne confrontée directement ou indirectement à la maladie d’Alzheimer ?
Nadine : Le premier conseil qui me vient à l’esprit est de prendre rendez-vous pour une euthanasie en Suisse ou en Belgique. Si ça m’arrivait, c’est en tout cas ce que je ferais. Maman ne savait pas dans quel état elle serait, elle pensait pouvoir se battre mais il faut savoir qu’on ne gagne pas contre cette maladie, car les traitements dont on dispose actuellement ne le permettent pas.
En tant qu’accompagnant·e, il faut essayer de prendre du recul, de ne pas en vouloir à la personne malade qui peut dire des choses affreuses sur le plan affectif car toute une palette de sentiments lui passe dans la tête en quelques minutes, sans savoir forcément à qui elle s’adresse. Il faut également continuer à la stimuler, à l’entourer de gaieté et à garder beaucoup d’humour pour rire avec elle de ses bévues car les malades d’Alzheimer sont souvent susceptibles et souffrent de leurs incapacités. Il ne faut pas non plus vouloir leur faire entendre raison car elles·ils sont la plupart du temps dans un autre monde. On ne peut rien attendre d’elles·eux mais, il ne faut pas leur dresser le tableau de ce qu’il va leur arriver ; les malades d’Alzheimer ne vivent heureusement pas tous plus de 16 ans.
Merci à Nadine, fille d’une malade d’Alzheimer diagnostiquée en 2001.
Association France Alzheimer : www.francealzheimer.org
Vidéo : Alzheimer : les symptômes d'alerte
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